…qui a d’ailleurs sa réciproque...

11. L’AVOCAT DU DIABLE

de Patricia Anne Buard

 

 

Le père Sebastian Cerreno, de la Compagnie de Jésus, envoyé extraordinaire de Rome afin d’enquêter sur saint Valentin des Neiges, resserra sa cape autour de lui pour se protéger du vent qui soufflait des montagnes, soulevant des tourbillons de neige sur la route. Si le refus du confort matériel et la discipline du corps aidaient l’esprit à atteindre la sainteté, comme l’enseignaient les anciens ordres monastiques, alors cette planète était l’endroit rêvé pour forger le caractère d’un saint. Et cette culture avait tout ce qu’il fallait pour mettre ledit saint à l’épreuve.

Il regarda la silhouette encapuchonnée de sa guide qui chevauchait devant lui : Mirella n’ha Gwennis, membre de l’ordre des Renonçantes. Désirant voyager discrètement, il avait refusé l’escorte officielle qu’on lui proposait. Une Renonçante, bien que femme, lui avait paru suffisante. Il n’avait rien trouvé de répréhensible dans son comportement, mais il avait été dérouté de constater que certaines des coutumes auxquelles elle avait renoncé étaient justement celles les plus chères à l’Eglise.

Déroutante également sa première rencontre avec un cristoforo, membre d’un groupe religieux ténébran que l’Eglise espérait ramener au bercail. Extérieurement, le seigneur Danilo, régent et Gardien d’Ardais, était tout ce qu’on pouvait souhaiter chez un jeune noble ; mais la profondeur de ses rapports avec cet étrange jeune homme aux cheveux de neige, le seigneur Régis Hastur, était impossible à ignorer.

Le père Cerreno se demanda, comme cela lui arrivait souvent, comment il connaissait ces choses. Absolument rien n’en témoignait dans leur comportement. Pourtant, il connaissait, sans doute possible, la nature de leur lien. Lien que proscrivait l’Eglise comme dénaturé, et, par conséquent, coupable. Si ces cristoforos… Le père Cerreno fronça les sourcils, se reprochant son manque de discipline. Les conclusions venaient après une longue et minutieuse enquête, pas avant. Il passerait l’hiver au monastère de Nevarsin pour se livrer à cette enquête sur la foi des cristoforos, et plus particulièrement sur l’homme connu sous le nom de saint Valentin des Neiges, et qui n’était peut-être que le père Valentin de l’ordre de Saint-Christophe du Centaure.

Au sortir d’un tournant, l’Amazone libre revint en arrière jusqu’à lui.

– Voilà Nevarsin, mon père. Tu y arriveras à temps pour le dîner. Tu seras content de descendre de cheval, j’imagine. C’est un long voyage pour un Terrien.

– Cela n’a pas été trop inconfortable, Mestra. Je montais à cheval dans ma jeunesse. Mon peuple maintient en vie certaines vieilles traditions, telles que l’équitation.

Ils maintenaient aussi en vie certaines valeurs, telles que la courtoisie et l’honneur, dont le père Cerreno savait qu’ils seraient un avantage sur Ténébreuse. C’était l’une des raisons qui l’avaient fait choisir pour cette mission.

Il leva les yeux sur le monastère perché dans la montagne ; solide et sûr, forteresse autant que refuge, comme tant d’autres. Comme eux aussi, il était le conservatoire de la connaissance, s’opposant ainsi aux destructions du temps et des hommes. Les Hastur lui avaient donné l’autorisation d’étudier l’histoire des cristoforos. Ténébreuse rejoignait l’Empire lentement, prudemment. Le père Cerreno se demanda ce qu’ils diraient s’il savaient que sa mission consistait surtout à prouver que le père Valentin n’était pas digne de porter le titre de saint.

 

Le père Cerreno posa son livre et se frictionna les mains. Les semaines passées à Nevarsin avaient accoutumé au froid le reste de son corps, mais ses longs doigts fins continuaient à lui faire mal par moments, surtout quand il était fatigué. La nuit précédente, il avait été réveillé plusieurs fois par des rêves, si fugitifs que leur contenu lui avait totalement échappé. Cela s’était reproduit plusieurs fois durant les nuits précédentes, et il savait par expérience que ces rêves cesseraient d’eux-mêmes au bout d’un certain temps. Désagrément qui l’avait poursuivi toute son existence, mais dont il n’avait jamais trouvé la cause.

Il jeta un coup d’œil sur sa montre, puis sur l’homme assis devant la table dans un coin de la pièce. L’heure était presque passée, mais il n’aurait pas besoin de lui en signaler la fin. Dom Rafaël, comme tout le monde à Nevarsin, obéissait à des cloches inaudibles et se dirigeait aussi sûrement dans le noir qu’en plein jour. Agé d’environ vingt-cinq ans et vêtu du costume des domaines, Rafaël MacAlastair était un érudit séculier, et l’une des rares personnes de Ténébreuse à avoir choisi cette voie. On l’avait attaché au père Cerreno en qualité de secrétaire, mais il s’était révélé un précieux collaborateur. A l’heure exacte, Rafaël se leva de son tabouret, prit une liasse de papiers qu’il présenta au prêtre.

– Ma traduction, mon père.

Il attendit avec espoir, tandis que son supérieur lisait son travail.

– Excellent, Dom Rafaël. Mais j’en suis venu à n’en attendre pas moins de toi.

– Merci, mon père, dit Rafaël avec un sourire timide.

Le visage du Père Cerreno demeura impassible.

– Inutile de me remercier, Dom Rafaël. Tout bon travail mérite sa récompense.

Le prêtre fit une pause, puis ajouta :

– Tu sembles avoir des facilités pour les langues, mais je me demande pourquoi tu veux apprendre le latin. Tu n’en auras guère l’usage sur Ténébreuse.

– Je m’en rends compte, mon père, répondit Rafaël, mais quand tu m’as dit que c’était l’ancienne langue de l’Eglise, j’ai senti que je devais l’apprendre.

– La langue de mon Eglise, Dom Rafaël, lui rappela le prêtre. Nous ne sommes pas certains que ce soit aussi la tienne. Tu dois apprendre à réserver ton jugement jusqu’à ce que tu aies étudié à fond ton sujet.

– Oui, mon père, dit Rafaël, acceptant la critique. Mais je ne peux m’empêcher d’espérer qu’elles ne font qu’une.

– Pourquoi donc, Dom Rafaël ? Tu sais très peu de choses de mon Eglise et de ma foi. Tu ne les trouveras peut-être pas acceptables, ni l’une ni l’autre.

– Je ne crois pas, mon père, dit Rafaël. Je sais que tu vas trouver que je juge encore trop hâtivement, ajouta-t-il vivement, mais je pense que les croyances d’un homme que je respecte autant que toi ne peuvent pas être inacceptables pour moi.

Le père Cerreno le regarda d’un air neutre, dissimulant son malaise. Les paroles de Rafaël étaient pourtant innocentes, mais le prêtre avait instinctivement reculé devant l’émotion qu’elles véhiculaient. Il dit enfin :

– L’Eglise ne peut pas être jugée sur le service d’un seul homme. Ce que tu penses de moi n’a aucune importance à cet égard. Si tu veux en apprendre davantage sur elle, je me ferai un plaisir de te l’enseigner.

Le père Cerreno tendit la main vers son livre.

– Et maintenant, je crois que tu as du travail à la bibliothèque, Dom Rafaël.

– Oui, mon père.

Rafaël hésita à la porte.

– Tu n’es pas obligé de m’appeler tout le temps Dom Rafaël, mon père. Rafaël suffit.

Sans lever les yeux de son livre, Sebastian Cerreno répondit d’un ton égal :

– Tout homme a le droit qu’on s’adresse à lui avec la courtoisie propre à sa culture. J’ai toujours suivi ce précepte, Dom Rafaël.

Il sembla ne pas remarquer la sortie de Rafaël, et continua tranquillement sa lecture.

 

Tandis que le dur hiver de Ténébreuse suivait son cours, le Père Cerreno explora de plus en plus profondément les antiques archives du monastère, dans sa quête de la vérité qui pouvait se trouver derrière les légendes de saint Valentin des Neiges. Dom Rafaël était un assistant inappréciable. Le jeune homme avait une véritable nature de chercheur ; son enthousiasme avait été canalisé par le prêtre au profit de la diligence nécessaire à son travail, et son admiration évidente pour son supérieur, tempérée par la réserve courtoise du père Cerreno, s’était transformée en un respectueux désir d’apprendre.

Le père Cerreno remplissait les carnets apportés de Terra de longs paragraphes en latin et de citations extraites des écrits des cristoforos. Rafaël MacAlastair remplissait des carnets semblables de résumés de l’histoire des cristoforos, écrits en terrien standard. Maintenant, le père Cerreno était certain que les notes de Dom Rafaël apporteraient la preuve indiscutable que la foi des cristoforos dérivait de celle de sa propre Eglise, mais elles prouvaient aussi que, isolés pendant des millénaires, les cristoforos avaient dévié des enseignements fondamentaux de celle-ci. Pour le moment, elles ne prouvaient pas que le père Valentin n’était pas un saint. Une grande partie de ces écrits, y compris certains censés rapporter les paroles mêmes du saint, sentaient l’hérésie, mais il n’avait pas encore pu établir avec certitude si le père Valentin les avait vraiment prononcées. Même les fragments dont la tradition affirmait qu’ils étaient l’œuvre de Valentin lui-même étaient d’origine ténébrane, et il était impossible de dire s’ils avaient été écrits par le saint ou par l’un de ses premiers disciples. Il n’avait pas encore trouvé le père Valentin.

 

A l’approche du printemps, les rêves du père Cerreno se reproduisirent. Une nuit, se réveillant en sursaut, un nom lui vint spontanément à l’esprit : Ramón, l’un de ses camarades d’études au séminaire, devenu le père Ramón Valdez et qui servait son ordre dans l’un des mondes de l’Empire. Avait-il rêvé de Ramón ? Ils ne s’étaient pas vus depuis des années. Il ne croyait pas aux présages, mais il n’y avait aucun mal à dédier une prière à Ramón Valdez.

Quand il entra dans la chapelle, il y trouva un autre suppliant : Rafaël MacAlastair était juste en train de se relever. Le père Cerreno le salua à voix basse.

– Je vois que tu ne dors pas non plus.

– Je viens souvent ici à cette heure, mon père. C’est si paisible.

– As-tu donc besoin de trouver la paix, Dom Rafaël ? demanda le père Cerreno.

– Parfois, dit Rafaël avec un sourire mélancolique. Quand je me demande quoi faire de la vie que j’ai reçue.

Le père Cerreno hésita un instant, puis il dit :

– Je me suis demandé pourquoi tu n’avais pas choisi la carrière religieuse. Tu es cristoforo, et d’après ce que j’ai vu, tu es ici autant pour prier que pour étudier.

– J’aimerais devenir moine, mon père. Et même plus. Je souhaiterais être prêtre, comme toi.

Rafaël baissa les yeux en ajoutant :

– Mais je ne crois pas que je sois fait pour ça.

Ce n’était pas une question, mais le père Cerreno eut une conscience aiguë de l’espoir qu’il y avait dans sa voix. Et il comprit également le sens caché de ces paroles. Une fois de plus, il savait d’une autre personne quelque chose qu’il aurait préféré ignorer.

– Tu en es le seul juge, Dom Rafaël.

La froideur de sa voix disait clairement : je ne peux rien faire pour toi.

– Oui, bien sûr, mon père. Pardonne-moi.

Rafaël se retourna et s’éloigna dans l’allée en baissant la tête.

Le père Cerreno s’agenouilla dans une stalle, joignit les mains et se mit à prier pour le père Ramón Valdez, mais il eut du mal à mettre de l’ordre dans ses pensées. Ramón, pourquoi avons-nous perdu le contact ? Ils auraient pu s’envoyer des messages – les distances ne comptaient pas. Pourquoi nai-je pas fait cet effort ? Car tu étais mon ami, Ramón. Il baissa la tête. Il connaissait la réponse. Il avait repoussé Ramón des années plus tôt, comme il venait de repousser Rafaël MacAlastair. C’était sa seule façon de réagir, semblait-il.

 

Le père Cerreno examina le livre posé devant lui sur la table. Grossièrement relié, usé et cassant, c’était le plus ancien document que possédât le monastère. Sa quête de saint Valentin se terminait. S’il n’était pas prouvé que ce manuscrit était l’œuvre de Valentin lui-même, alors l’homme était introuvable, et sa mission ne serait qu’un demi-succès. Son rapport à Rome serait fondé sur des interprétations et des croyances des prétendus disciples du saint. Ces écrits de seconde main, dont un grand nombre étaient préjudiciables à la cause de la sainteté, demeuraient toujours suspects, au mieux, car ils prêtaient le flanc à l’accusation que les disciples avaient mal compris le maître, ou modifié la nature de ses enseignements.

Il connaissait l’existence de ce livre depuis quelque temps. Les moines de Nevarsin n’avaient pas entravé ses recherches ; en fait, c’étaient eux qui lui avaient parlé de cette œuvre et de la tradition l’attribuant à saint Valentin. Mais le père Cerreno avait suivi sa méthode de travail habituelle, partant de la fin, mettant en place chaque morceau du puzzle jusqu’à ce qu’il arrive au commencement. Et ce livre, espérait-il, était le commencement. Il avait la permission d’emporter un petit morceau de page sur Terra aux fins d’analyse et de datation, mais il espérait trouver quelque chose révélant son auteur dans l’œuvre elle-même. Son espoir n’était pas infondé, à son avis. Les moines lui avaient dit qu’ils n’en savaient plus assez la langue pour la comprendre. En fait, la tradition disait que personne n’avait jamais pu la lire, bien qu’on y retrouvât des similitudes avec des formes archaïques de casta.

Le père Cerreno se leva, s’approcha de la fenêtre, et ouvrit les volets. L’air avait perdu de son mordant et les routes se dégageaient. Il quitterait bientôt Ténébreuse. C’était un monde qui l’attirait et le perturbait à la fois. L’austérité du monastère lui plaisait ; il aurait pu y trouver la paix, et pourtant, il avait ressenti le besoin de se barricader, de se couper de la vie environnante. Trouverait-il jamais un lieu où il pourrait se consacrer à son Dieu sans cette conscience terriblement aiguë, cette connaissance importune des autres qui menaçait constamment d’envahir son être intime ? Il prononça une prière silencieuse. Seigneur, aide-moi à accepter ce que je ne peux pas changer.

Il referma les volets et retourna à sa table. Encore quelques heures de lecture s’il comprenait la langue, quelques heures de copie, et sa tâche serait terminée. Quand il aurait fini, il ferait ses bagages et retournerait à Thendara. Il devrait s’arrêter au château Ardais. Il ne pouvait pas refuser cette invitation sans raison suffisante. Le fait que le seigneur Danilo le troublait par les entorses qu’il faisait à sa foi de cristoforo n’était pas une raison avouable, et le père Cerreno ne voulait pas entacher sa conscience d’un mensonge.

Il prit le livre et ouvrit délicatement ses pages fragiles. L’écriture passée était encore lisible. Plus que lisible, elle était compréhensible pour le père Cerreno. Il réalisa qu’il tenait le journal intime du père Valentin ; il y avait consigné ses pensées, ses paroles, ses actes, à son usage exclusif, car il n’en avait jamais enseigné à personne la langue, le latin, l’ancienne langue universelle de l’Eglise, maintenant uniquement connue des érudits et des ordres monastiques soucieux de garder un lien avec le passé. Le père Cerreno se saisit de ses carnets. Il avait trouvé saint Valentin.

 

Plus tard le même soir, le père Cerreno copia les dernières pages du journal du père Valentin et referma son carnet. Il rangea soigneusement les carnets et ses autres documents, laissant la pièce aussi propre et vide qu’il l’avait trouvée en arrivant. Il resta assis devant sa table, les doigts légèrement posés sur le manuscrit de Valentin. Sa mission était un succès, mais il ne sentait qu’un vide froid se répandre dans son corps, qui le raidissait sur son siège, les yeux fixés sur le mur. Les mots du père Valentin tourbillonnaient dans sa tête. Rejet de son sacerdoce, refus du rituel et des sacrements, doutes sur l’origine divine du Fils de Dieu, et enfin, sodomie et meurtre. Tel était le père Valentin.

On frappa à la porte, mais le père Cerreno ne bougea pas, et se contenta de crier d’une voix blanche :

– Entrez.

Rafaël MacAlastair traversa la pièce et s’arrêta près de lui.

– Qu’est-ce qui ne va pas, mon père ? demanda-t-il avec inquiétude.

– Rien, Dom Rafaël, répondit le prêtre d’un ton distant. J’ai terminé mon travail et je quitterai Nevarsin demain matin.

Il continua à fixer le mur.

Rafaël se sentit désemparé, mais n’osa pas le montrer au prêtre. Au contraire, il essaya de franchir le gouffre qui les séparait sans trahir d’émotion.

– Moi aussi, je pars demain matin, mon père. Je rentre dans ma famille pour le mariage de mon frère. Nous pourrions peut-être faire une partie du chemin ensemble.

Ne recevant pas de réponse, Rafaël sut que le prêtre était profondément perturbé. Jamais encore le père Cerreno ne s’était montré discourtois, alors que son attitude présente frisait la grossièreté. Le prêtre demeura immobile, le visage impassible, mais Rafaël percevait sa détresse aussi vivement que s’il l’avait tenue dans ses mains. Incapable de dissimuler les sentiments que la réserve du père Cerreno à son égard l’avait contraint de réprimer, Rafaël s’agenouilla près de lui.

– Vai dom, mon père, quelque chose ne va pas. Permets-moi de t’aider si je peux.

Il tendit la main vers le bras du prêtre.

Le père Cerreno recula, fermant son esprit et son cœur à cette amitié qu’il ne pouvait pas accepter.

– Je n’ai besoin de l’aide de personne, Dom Rafaël, et encore moins de la tienne.

Il se leva, le journal de Valentin à la main.

Rafaël se releva, s’efforçant de dissimuler la peine que lui avaient faite les paroles du prêtre. Il chercha quelques mots d’adieu acceptables. N’en trouvant pas, il tenta de masquer son émotion en parlant du travail qu’ils avaient partagé depuis des mois.

– Puis-je te demander si tu as réussi à trouver saint Valentin ?

Sebastian Cerreno se retourna, tentant de fermer la dernière lézarde du mur qu’il avait élevé entre lui et Rafaël. Il lui tendit le manuscrit.

– C’est son journal. Lis toi-même la vie de ton saint. Elle est écrite en latin.

Il prit la boîte contenant ses notes.

– Tu avais raison, Dom Rafaël : tu n’es pas fait pour être prêtre ; et Valentin ne l’était pas non plus. Vous êtes semblables à cet égard, et pour la même raison.

Sebastian Cerreno oublia qu’il y avait plusieurs raisons à son jugement défavorable sur le saint. Valentin et Rafaël ne faisaient plus qu’un dans son esprit ; il était obligé de les rejeter tous les deux. Il quitta la pièce, refermant la porte derrière lui.

 

Le lendemain de bonne heure, le père Cerreno termina ses bagages et fit ses adieux officiels aux moines. Il ne vit pas Rafaël MacAlastair, mais un novice lui apporta un message écrit. « J’ai remis le journal du père Valentin à la bibliothèque. Je te supplie de me pardonner si je me suis montré indiscret alors que je voulais seulement t’aider. Je n’ai jamais voulu te proposer quelque chose d’inacceptable. » Le père Cerreno jeta le papier dans son sac de voyage et se dirigea vers la cour. Sa guide et leurs chevaux attendaient, avec deux hommes portant l’écusson des MacAlastair. Se mettant en selle, le père Cerreno vit Rafaël qui sortait des bâtiments par la porte opposée. Il fit tourner son cheval vers les grilles et sortit du monastère.

 

Le père Cerreno, assis dans le hall du château Ardais, attendait son hôte, encore occupé par les devoirs de sa charge. Il était en tenue d’équitation, avec, suspendue à la ceinture, une mince dague d’acier à la garde incrustée d’argent. Elle était dans sa famille depuis des générations. Généralement, il ne la portait pas, la chose eût été déplacée venant d’un prêtre, mais il la trouvait à sa place sur ce monde. Les chevauchées quotidiennes avec le seigneur Danilo lui avaient apporté un peu de paix, mais le froid qui l’avait envahi le dernier soir à Nevarsin persistait. Parfois, il craignait de se casser comme ces stalactites qui pendaient à sa fenêtre du monastère.

Il entendit des pas, et se leva tandis qu’un serviteur introduisait deux jeunes gens. Ils se présentèrent comme étant Dom Ruyven Harryl et son cousin Dom Darren, dont les familles possédaient des terres sur le domaine Ardais. Le père Cerreno resta perplexe devant le regard qu’ils échangèrent en entendant son nom.

Ruyven Harryl sourit à son cousin.

– Il me semble que nous arrivons au bon moment, Darren. C’est le seigneur Ardais qui sera surpris quand nous lui dirons que son invité est un espion terrien.

Malgré le danger qui rôdait autour des deux adolescents, le père Cerreno répondit calmement :

– Je suis venu étudier l’histoire des cristoforos avec l’autorisation du seigneur Hastur.

Darren s’avança, les mains sur son ceinturon.

– Les Hastur penseront moins de bien de toi quand nous leur dirons ce que nous avons à dire. Et le seigneur Ardais sera encore plus mécontent quand il découvrira que tu es venu pour détruire les cristoforos et leur saint.

Le père Cerreno resta parfaitement immobile, tout en cherchant une réponse véridique.

– Ni mon Eglise ni moi n’avons la moindre intention de détruire les cristoforos.

L’Eglise voulait simplement savoir quoi répondre le jour où les cristoforos demanderaient s’ils partageaient la même foi. Si l’Eglise ne pouvait pas reconnaître la sainteté de Valentin, il y avait des moyens détournés de les accueillir comme frères dans la communauté des chrétiens, sans leur faire l’insulte de rejeter officiellement leur saint.

Darren insista.

– Nous avons des amis dans la Cité du Commerce. Et ils nous disent ce que mijotent les Terriens ; ne cherche pas à nier. Quelqu’un qui te connaît nous a parlé, prêtre. Nous connaissons ton véritable objectif.

Le père Cerreno comprit ce qui s’était passé, mais ne vit pas comment l’expliquer à ces deux têtes brûlées.

– Ce n’est pas vrai, Dom Darren. Je crois…

Ruyven l’interrompit.

– Tu nous traites de menteurs, prêtre ? dit-il, portant la main à son épée. Sur Ténébreuse, nous ne prenons pas cette insulte à la légère, comme vous autres Terranans. Je te mets au défi de prouver tes paroles.

Il tira son épée.

– Alors, prêtre ?

– Comme tu le vois, Dom Ruyven, je n’ai pas d’épée.

Ruyven sourit et fléchit les genoux.

– Darren te prêtera la sienne, n’est-ce pas, cousin ?

Pour toute réponse, Darren dégaina et jeta son épée aux pieds du prêtre.

Le père Cerreno ne bougea pas. Ses ancêtres castillans avaient été des bretteurs accomplis, mais l’époque où il maniait le fer était passée depuis longtemps. Il n’était pas de taille à affronter ce jeune homme.

Ruyven s’avança.

– Es-tu lâche, comme tous les Terranans ?

Il effleura la poitrine du prêtre de la pointe de son arme, coupant l’étoffe.

– Arrête ! cria une voix venant du couloir.

Danilo traversa rapidement la pièce.

– Par les enfers de Zandru, qu’est-ce qui se passe ici, Ruyven ? Le père Cerreno est mon hôte et il jouit de la protection du seigneur Régis. Rengaine ton arme.

– Il nous a traités de menteurs. Je l’ai mis au défi de le prouver.

– Il n’a pas d’arme, Ruyven ; mais nous pouvons régler cela autrement. Maintenant, rengaine, ou tu auras affaire à moi.

Ruyven n’obéit pas à cet ordre, mais il dit avec emportement :

– C’est un espion terrien. Le seigneur Régis ne lui aurait pas donné sa protection, s’il avait su qu’il venait pour prouver que votre saint Valentin n’est pas du tout un saint.

Ruyven fit un pas vers le prêtre, brandissant son épée.

S’interposant entre eux, Danilo dégaina et dévia la lame du jeune homme qui, furieux, rendit le coup sans réfléchir. De plus en plus désespéré, le père Cerreno murmura :

– Non, Seigneur Danilo, ne te bats pas pour moi.

Danilo ignora ces paroles et, croisant le fer avec Ruyven, il lui fit sauter des mains son épée, qui glissa sur le sol à travers la pièce. Danilo remit son arme au fourreau.

– Tu as déshonoré et toi et ta maison, Dom Ruyven. Si tu as une plainte à faire valoir contre le père Cerreno, présente-la au Conseil. Maintenant, va-t’en.

Ruyven ramassa son arme en silence et sortit, escorté par son cousin. Danilo les suivit des yeux, puis se tourna vers le père Cerreno.

– Je suis désolé de cet incident, mon père.

Devant la pâleur du prêtre et la déchirure de son habit, Danilo s’inquiéta.

– Es-tu blessé, mon père ?

– Non, seigneur Danilo.

Il s’approcha d’un banc près de la longue table. Etait-ce la vérité ? se demanda-t-il. Il avait l’impression que son froid intérieur s’était dissipé. Il releva la tête et regarda Danilo.

– Tu n’aurais pas dû me défendre. Ce qu’ils ont dit est vrai.

– Je le sais, répondit Danilo.

– Alors, pourquoi as-tu risqué ta vie pour moi ?

Le père Cerreno sentit qu’il y avait là quelque chose de très important qu’il devait comprendre.

– Ce n’est pas seulement toi que je défendais, mon père, mais aussi la parole de Régis Hastur. Je suis son écuyer et frère juré, nous avons échangé le serment de bredin. J’ai promis de le défendre, lui et sa parole, au prix de ma vie, si nécessaire.

Le père Cerreno entendit les paroles de ce noble cristoforo, dont son Eglise considérait qu’il vivait dans le péché. Il avait toujours accepté cet enseignement sans réfléchir et pourtant – il porta la main au crucifix suspendu à son cou –, pourtant…

– Il n’y a pas de plus grand amour… Je crois que tu l’as dit dans un esprit légèrement différent.

– Oui, mon père, dit Danilo en souriant, mais je vois ce que tu veux dire.

Sebastian Cerreno détourna les yeux. Immobile, les coudes sur la table, il en suivait le bord du doigt. Il n’avait plus en lui ce froid à interposer entre lui et les paroles de cet homme, plus ce froid à interposer entre lui et Ramón Valdez, ou Rafaël MacAlastair. Il dit enfin :

– Toute ma vie, j’ai construit un mur autour de moi. Je n’ai pas d’ami pour qui je pourrais donner ma vie. J’ai rejeté tous ceux qui auraient pu l’être. Je pensais que c’était la seule méthode pour me rapprocher de Dieu. Mais je sais maintenant que j’avais peur. Je craignais ce que je savais sur les autres, mais j’étais incapable de m’isoler de cette connaissance, alors je me suis isolé des hommes. J’en ai toujours su trop sur les autres ; je vois maintenant que je n’ai jamais su grand-chose sur moi-même. J’avais peur de ce que je trouverais.

Il se tourna vers Danilo et le regarda dans les yeux.

– Je ne pouvais pas m’accepter comme tu t’es accepté toi-même.

– Cela n’a pas toujours été facile, mon père, dit doucement Danilo, et je suis bien placé pour le savoir.

Il fit une pause et reprit :

– Si tu sais cela à mon sujet, et si tu en sais plus que tu ne voudrais sur les autres, tu es sans doute un empathe ; tu perçois instinctivement les émotions des gens qui t’entourent. En fait, je suis presque sûr que tu as le laran ; c’est ce qui m’a permis de savoir que Ruyven Harryl disait vrai sur le but de ta visite. Tu as réagi si violemment à ce qu’il disait que je n’ai pu faire autrement que de l’entendre.

Le père Cerreno dit lentement :

– Les cristoforos n’ont pas le sacrement de pénitence tel que nous le connaissons, seigneur Danilo, mais j’aimerais quand même me confesser à toi. Je suis venu pour étudier votre histoire, mais j’avais aussi une mission spéciale. J’ai été envoyé en qualité d’avocat du diable dans le procès en canonisation de saint Valentin.

Devant l’air perplexe de Danilo, il expliqua :

– L’Eglise fait preuve d’une grande prudence envers les candidats à la canonisation. C’est une grande responsabilité que de décider qu’une personne est digne de la vénération des fidèles. Alors elle fait une enquête approfondie sur la vie du candidat. L’Eglise cherche à découvrir, non seulement ce qu’il a fait de bien dans son existence, mais aussi ce qu’il a fait de mal. Quelqu’un est chargé de présenter les faits contre le candidat. En l’occurrence, je suis cette personne. Peu importent mes sentiments et mon jugement personnels. Je dois seulement présenter des preuves. Une autre personne sera chargée de présenter les faits favorables au père Valentin. Cette personne ne recherchera que ce qu’il a fait de bien.

Le père Cerreno se tut ; il y avait bien d’autres choses à dire, mais il constata qu’il en était incapable. A la place, il ajouta :

– Je devrai apprendre à aimer Dieu ; je croyais le savoir, mais maintenant, je vais avoir à reprendre tout au commencement.

– Que feras-tu, mon père ? demanda Danilo.

– Je dois respecter mes vœux, seigneur Danilo, dit-il en se levant. Vœux d’obéissance et de chasteté. L’Eglise est lente ; il faudra des années avant qu’une décision soit prise au sujet du père Valentin. Et quand elle sera prise, je crois que vous saurez quoi faire, toi et Régis Hastur.

Il hésita un instant, puis ajouta :

– Tu vas voir Rafaël MacAlastair au mariage de son frère, n’est-ce pas ?

– Oui, en effet.

Le père Cerreno sortit sa dague de son fourreau. Il respecterait les vœux de son ordination, mais il ne pouvait plus nier l’amour qu’il portait à son frère, quelque forme qu’elle prît. Peut-être était-ce le premier pas vers une nouvelle compréhension de Dieu. Il tendit la dague à Danilo.

– Veux-tu donner ceci à Rafaël, en lui disant que je serais honoré qu’il l’accepte ? Il est mon frère en Jésus-Christ, et aussi dans mon cœur. Je ne sais pas si je reviendrai jamais sur Ténébreuse, mais mon frère Rafaël m’accompagnera partout où j’irai.

Danilo prit la dague et dit :

– Je lui transmettrai ton message, mon père. Et je crois qu’il acceptera ce souvenir.

Le père Cerreno traversa lentement la salle. A la porte, il se retourna et dit :

– Dis-lui aussi que je me suis trompé ; je crois qu’il fera un très bon prêtre.

 

Sebastian Cerreno attacha son sac de voyage et se prépara au décollage qui aurait lieu dans quelques minutes. Il tripota le couteau qu’il portait à la ceinture, repensant au message de Rafaël : « Bredu, toi aussi tu seras toujours dans mon cœur, mon ami et mon frère en Jésus-Christ. Où que tu ailles, puisse Dieu accompagner tes pas. » Le père Cerreno plia le billet et le garda dans sa main. Puis les moteurs prirent vie dans un rugissement assourdissant, et Ténébreuse sombra loin au-dessous d’eux.

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